Code Bleu
de
Yannis Vaitsaras
La rationalité est
un excellent outil pour la connaissance, mais si elle se limite à elle-même, à des événements, ou
simplement à ce que reçoivent les sensations, devient alors aveugle quant aux
choses psychiques.
Une sorte de handicap de plus en plus aiguisé
et diffus caractérise les hommes modernes, se gonfle à travers l'apothéose de
la technologie, de l'efficacité, de l’intérêt
matériel, et apparaît comme une énorme difficulté ou inconfort dans le contact
avec eux-mêmes et avec les autres.
C’est cette
incapacité qu’essaie d’enlever notamment la psychanalyse, mais aussi la
littérature, en valorisant des paysages de l'âme : éclairer et mettre en
évidence ce qui n’est pas visible. Lorsque la littérature et la psychanalyse se
rencontrent, le résultat peut être admirable, comme dans le cas de ce livre.
Car un système
sensationnel, la parole, le langage, prouve qu’il ne se limite pas à sa valeur utilitaire
communicative, mais véhicule le sens psychique, crée ou refait un monde. Ce
miracle, qui équivaut à une expérience de transformation, est réalisé par des
mots, soit dans le processus psychanalytique soit par la littérature.
Nous nous trouvons donc ici pour rencontrer les grands destins
des mots. Ils partent de l'abîme de l'inconscient, le matériau bouillonnant de
l'âme. Ils suivent un chemin orageux pour atteindre la filtration représentant la
raison et la conscience. Souvent cette voie est contournée, alors les mots
coulent dans un discours gravé de leur identité d'origine.
Cette dynamique nucléaire, c’est à dire celle
de l’inconscient, secoue le destinataire
ne le laissant pas indifférent. C’est le cas de la parole, qui a quelque chose à
dire, au-delà de l'information. C’est le cas de la psychanalyse mais aussi de
la littérature, deux entités qui
partagent le lit inconscient de la parole.
Des matériaux
hétérogènes se trouvent dans ce flot de mots. Toutes les nuances de noir, toute
la palette de la lumière. Parce que cette rivière, est constamment alimentée
par deux courants concurrentiels qui déterminent non seulement ce que nous
disons, mais ce que nous faisons et ce que nous sommes. Ce sont les forces de
la vie ou de l'amour et de la mort ou de la
destruction.
Y a-t-il un rapport
avec le livre? Ce livre est à la fois tout cela. Avec sa substance matérielle
le livre est placé, du côté des forces de la vie et de la création. Mais en
plus, ce livre, précisément, les défend.
Même si son contenu thématique se trouve dans le camp opposé, celui de la
mort. Des versions de la mort se déroulent dans ses pages, toutes sortes de
pertes hantent les protagonistes, elles immobilisent
momentanément le héros principal, le psychanalyste.
La mort devient le centre
autour duquel gravite son existence pour un temps, menacé de faire un trou noir
qui va tout engloutir. Celui qui est en deuil est poussé par un courant qui l’amène
à une situation où "la nuit alterne avec la nuit."
Cet état de choses
constitue un terrain fertile pour faire pousser la fleur du mal, la pathologie.
Parce que la séparation est impossible pour certaines personnes, elle n’est pas
réalisable psychiquement. Et ce qui n’est pas assimilé vient envenimer et infecter progressivement
et imperceptiblement tant la vie mentale que la vie externe. La séparation au
cours de la vie est comme la mort. Cependant, la vraie mort, elle, elle est
beaucoup plus exigeante, quant au travail psychique. Ce dernier doit être enregistré
dans la sphère interne, et cette inscription doit être lisible par le sujet.
Car, comme le disent les textes patristiques, la mort est un scandale.
Cette expérience ne
rentre pas dans des mots. Elle se place en dehors de l'expérience «au delà du
naturel». Notre propre mort, ne peut pas être représentée psychiquement, et
reste donc une condition inconnue, ce qui nous rend difficile l’acceptation de
la mort comme un événement.
Mais la mort des autres, en tant qu'expérience
obligée, est une perte de parties de nous-mêmes, de résidents qui nous habitent
intérieurement. Quelque chose de douloureusement notre se perd, et nous sommes
appelés soit à l’accepter, soit à le refuser.
Mais, ce refus équivaut à la dépression ou la
folie, car il entraine peu à peu le reste de la réalité.
L’ombre de la
personne perdue, tombe lourdement sur le moi de l’endeuillé, épuisant toute
lumière. La perte est une horrible blessure de couteau, lamentable à voir, qui défigure le visage de celui
qui la voit, car il s’identifie avec elle temporairement, dans la première
phase du deuil.
L’endeuillé est une
personne difficile à vivre pour les autres, parce que sa propre vie est
difficile. En fait, en essayant de survivre psychiquement, il essaie de
contrôler l’hémorragie interne. L'auteur parle de «deuil exécrable",
décrivant, d’une façon nullement exécrable, ce processus douloureux, qui est
une affaire «strictement personnelle».
Sur ce point, cependant, (et c’est le noyau et
le grand mérite de ce livre), une grande transformation survient, dont
responsable est la création artistique, à savoir l'art de l’écriture. Cette
affaire, la création la plus privée et personnelle, à travers le processus
psychanalytique, mais aussi artistique, qu'il apporte, se transforme en quelque
chose d'autre. Dans un matériau qui cesse d'être toxique et venimeux pour le
psychisme, car il est métabolisé, ayant subi une élaboration, qui puise sa
source dans les forces psychiques.
Dans ce processus,
un catalyseur participe au sein de ceux qui sont dotés de talent, tournant un
cas de souffrance personnelle dans un matériau commun et partagé, dépourvu de toute toxicité. Ce qui
est personnel et toxique devient alors public et bénéfique. Il convient de
noter ici qu’il ne suffit pas d'une simple annonce pour rendre cela possible.
Ce livre témoigne de
tout cela, ses pages fonctionnent maintenant à la manière d'un microscope ou
télescope, portant à la lumière les processus qui passeraient simplement
inaperçus. Avec maîtrise, cette interpénétration entre l’espace privé et public
est décrite par de nombreux moyens imaginatifs, mais surtout grâce à la
dimension suivante: il s’agit de l'osmose
mutuelle, qui a lieu dans la vie du protagoniste – psychanalyste, entre le
matériau de la séance psychanalytique et ce que nous appelons la vie en dehors
de la séance, celle de la vie quotidienne.
La vie des patients
entre dans la sphère psychique de l'analyste, même au-delà de ce qu'il désire
ou peut supporter. Mais l'inverse est vrai aussi, ce qui est également
douloureux et parfois inévitable. Il s’agit du flot des réactions de
l'analyseur mentales et émotionnelles, qui doit être stoppé ou détourné
ailleurs, afin de ne pas déborder dans la session avec le patient.
Les événements
courent alors des deux côtés du divan, avec un rythme passionnant et
vertigineux, mais comme le dit l'auteur, "en psychanalyse, l’intérêt ne se
trouve pas dans les faits, mais dans les mots et les noms." Ce qui est important
n’est pas ce qui est fait, ce qui se déroule dans la vie de tous les jours,
mais ce qui est dit. Bien plus, ce qui ne se dit pas, ce qui correspond à la
dynamique de l'inconscient, qui attend, caché, et peut-être se jette dans la
parole. Il est non seulement ce qui se passe dans la réalité extérieure, mais
ce qui se passe dans la réalité psychique. Parce que cela est principalement
responsable de ce que nous faisons et de ce que nous sommes.
La mort, à l'intérieur
et à l'extérieur stigmatise et régle, mais en même temps, la dynamique de la
vie reste, malgré les blessures, intacte, la lumière est toujours en cours.
Après le travail du deuil le moi est à nouveau libre, sans être anéanti par l'ombre
de l'objet perdu. Il peut de nouveau choisir, sans inhibitions et ambivalences.
Le processus psychanalytique contribue à ceci, aussi bien qu’à libérer globalement
la personne de ce qui le piège, en l'empêchant de vivre et de se sentir libre.
Cela a l’air magique, mais ce qui semble un rêve impossible avant le processus
psychanalytique, devient alors une réalité. Mais pour arriver à ce point, il
faut tout un parcours.
C’est ce parcours
qui est également décrit dans ce livre, agréable pour le lecteur, parce qu’il
est décrit avec des mots et expressions d’une haute esthétique. Les choses les
plus graves, les plus lourdes et les plus désagréables, à travers la plume de
l'auteur sont dites d’une façon simple mais jamais légère, toujours délicieuse.
La question de la perte transite à travers les pages et, enfin, devient une
expérience qui enrichit et libère. L’ l’humour et les moments hilarants sont le
constant contrepoids qui transforme le passage à travers les eaux du Styx en
une agréable promenade. Mais surtout, l'humanisme omniprésent, l'amour pour
l’être humain, pour ses meilleurs éléments, pour ses forces cachées que la
perte mobilise, constitue le cœur de ce beau livre, comme de toute création.